52
Ann courait entre des pelotes de ronces aux formes monstrueuses, grosses comme des chevaux. Après trente mètres, haletante, elle s’agrippa à un chêne et se recroquevilla derrière. Hriscek l’avait-il suivie dans la forêt ?
Le bruit de sa respiration l’empêchait d’écouter. Elle entra en apnée un instant, l’oreille tendue.
Le bruissement léger du vent dans les feuilles.
Deux arbres au loin qui grincent en se frottant.
Une brindille qui craque soudain.
Il est là ! Ann risqua un regard en direction du bruit. Hriscek trottinait vers elle, sa tête pivotant de droite à gauche, à sa recherche, exposant son visage froid et ses cicatrices. Il serait sur elle dans quelques secondes. Elle fit volte-face et se remit à courir. Immédiatement, elle entendit qu’on la prenait en chasse. Elle accéléra. Repoussant les branches basses de ses bras bientôt écorchés. Les pas dans son dos devenaient lourds. Il était tout près.
Des ornières apparurent dans le sol. La forêt s’épaississait, en panaches, buissons, tentacules de ronces, mer de fougères et de troncs cerclés de carcans de feuilles plus ou moins opaques. Elle n’avait pas assez d’avance pour se jeter à l’abri d’une cachette naturelle, il la verrait faire.
Elle perçut le souffle de son poursuivant. Tout proche.
Ses cuisses lui faisaient mal. Ses muscles commençaient à cramper, sa jupe entravait sa course mais elle n’avait pas le temps de s’arrêter pour la déchirer. Elle n’arrivait plus à respirer.
Le tapis végétal craquait derrière elle. Juste derrière elle.
Elle se sentit à portée de main de son chasseur.
Elle esquiva un rameau qui faillit la renverser.
Malgré le manque d’oxygène dans son cerveau, une idée germa.
L’air entrait dans ses poumons mais ne ressortait pas. Sa tête se mit à lui tourner. Ses jambes se raidirent, elle commença à ralentir, les muscles brûlants.
Elle aperçut une branche large et à bonne hauteur. Elle changea de cap pour foncer dessus.
Quelque chose passa au travers de sa chevelure.
Il est là ! Il essaye de me tirer par les cheveux !
Ann se précipita sur la branche et l’attrapa à pleines mains. Elle se rua dessous et la détendit en arrière, bandée comme un arc.
La branche fouetta l’air en sifflant.
Hriscek la prit en plein plexus.
Ses pieds décollèrent du sol et il s’effondra à la renverse. Ann avalait l’air, la bouche grande ouverte. Elle dérapa dans les herbes sauvages, les jambes tétanisées par l’effort et la peur. Elle n’avançait plus.
Hriscek grogna et se remit sur ses pieds.
Ann titubait d’arbre en arbre, incapable d’aller plus vite. Un feu ardent se propageait à chaque mouvement, depuis ses cuisses et ses mollets jusque dans ses poumons. Son regard se voilait.
Elle n’avait pas réussi à mettre Hriscek K.O. Il fallait trouver autre chose. Vite.
Elle ne parvenait plus à réfléchir.
Un choc violent au bassin la projeta en avant. En une seconde, elle s’écrasa au milieu des aiguilles de pin. Le peu d’oxygène qui restait dans son torse fut expulsé par l’impact. Elle ouvrit la bouche, sans plus savoir si c’était pour crier ou chercher à respirer.
Une masse puissante fondit sur elle.
Les bras de Hriscek l’enserrèrent comme des serpents de plomb. Le poids de son corps la cloua au sol, le nez dans la mousse verte. Il s’assit sur elle. A peine eut-elle le temps de reprendre ses esprits et de regonfler ses poumons qu’on tirait ses bras en arrière pour coller ses poignets contre ses reins. Elle était prise au piège.
— Petite... salope, fit Hriscek en reprenant son souffle. Qu’est-ce... que tu foutais... dans ma tente ?
Il tira sur ses bras et la douleur la foudroya depuis les épaules. Elle cria.
— Lâchez-moi, parvint-elle à gémir entre deux inspirations.
— Je vais t’apprendre à fourrer ton nez... où il ne faut pas ! Qu’est-ce que tu cherches en réalité... Ça serait pas ça, hein ?
Et il passa sa main sous la jupe qu’il lui remonta sur les fesses.
— En plus elle met des bas ! Ça m’excite, ça, tu sais ? C’est la guerre, ça excite les mâles, on te l’a jamais dit ?
Ann sentit ses gros doigts glisser sous sa culotte pour lui palper la croupe. Hriscek n’était plus qu’un animal. Elle comprit ce qui allait suivre.
Il tira sur la culotte pour l’arracher. Ann se riva au sol.
Hriscek tira plus fort, la culotte se déchira et l’étreinte qu’exerçait son autre main sur les poignets de la jeune femme se desserra un peu. Elle saisit sa chance et d’un mouvement brusque dégagea un bras sur lequel elle prit aussitôt appui pour pivoter avec un hurlement de rage et faire face à son agresseur.
Hriscek avait lâché l’autre poignet dans la surprise et demeura coi une seconde. Puis un rictus émergea sur son faciès blanc zébré de cicatrices roses. La notion de domination venait de rejoindre la violence des pulsions sexuelles. Cocktail explosif.
— On va jouer tous les deux, bava-t-il.
Ann lança ses bras au-dessus de sa tête, saisit une racine et s’y cramponna pour glisser sous Hriscek. Tout alla très vite. Fort de sa supériorité physique, il prenait tout à la plaisanterie, sachant qu’il pouvait l’arrêter dès qu’il le voulait. Pourtant il ne prévit pas son geste. Elle lança son genou de toutes ses forces alors qu’il se relevait et écrasa ses parties génitales.
Hriscek retomba aussi sec, plié en deux, bouche ouverte.
Ann retrouva la force de se hisser sur ses jambes tremblantes, se débarrassa d’un coup de pied de sa culotte pendante, et se tourna pour fuir.
La première jambe s’élança en avant.
La seconde ne décolla jamais.
Hriscek broyait sa cheville qu’il tira brutalement à lui.
Ann fut propulsée vers le sol à toute vitesse, et ses bras ne purent amortir le choc.
Un flash blanc irradia dans tout son crâne, accompagné d’une décharge qui la sonna tandis que sa mâchoire heurtait la terre.
Ann cligna des paupières en roulant sur le dos. Le grand blond aux yeux morts vint se poster au-dessus d’elle, les veines du front saillantes de rage. Il la souleva par le col pour lui lancer une gifle monumentale qui créa une nouvelle décharge dans la tête de la jeune femme. Plus que sa joue claquée au sang, ce fut cette électricité dans le corps qui la terrassa. Et la première pensée qui la traversa quand il sortit son couteau ne fut pas de craindre pour sa vie ou son intégrité physique mais de se dire : C’est ça être sonné. Ce connard m’a sonnée.
Lorsqu’elle le vit tendre son couteau entre ses jambes et découper un chemin dans la jupe, le souvenir de ce que le tueur avait fait subir aux femmes de la ferme refit surface. La nausée émergea et la tête lui tourna. Elle serra les dents, inspira une longue bouffée d’air, et tout ce qu’elle put faire ensuite fut de hurler. Un cri guerrier, qui trouva une énergie supplémentaire en raclant les cordes vocales. Et Ann balança poings et pieds devant elle.
Deux immenses mains repoussèrent les coups pour s’abattre sur son visage. La première sur la joue blessée, l’autre sur la tempe... une onde de choc terrible vers son cerveau. Ann sursauta et s’effondra. Terrassée.
La suite ne fut plus qu’une succession d’images, d’informations que la douleur effaçait. Elle sentit à travers un filtre ouaté Hriscek lui écarter les jambes pendant qu’il défaisait sa propre ceinture. Il l’attrapa par un genou et la mordit au mollet avant de rire bruyamment.
Puis quelque chose surgit sur le côté. Une ombre colossale. Ann vit l’expression de Hriscek virer de la jubilation perverse à l’inquiétude.
L’ombre fut sur lui en une seconde. Elle déplia un bras qui fondit sur le visage de Hriscek avant qu’Ann comprît ce qu’il advenait.
On frappa son agresseur une seule fois.
Mais avec une telle violence que sa tête se dévissa sur le côté. Ann crut qu’on la lui avait arrachée.
Le coup avait claqué aussi fort qu’une hache, jusque dans la semi-conscience d’Ann. Des fragments minuscules jaillirent d’entre les lèvres du soldat et furent projetés loin devant. Ann perçut un gémissement et Hriscek s’abattit en arrière, comme s’il avait été tué net.
La silhouette serra les poings au-dessus de sa victime, prête à l’achever. Au lieu de quoi elle se tourna pour faire face à Ann. Craig Frewin lui tendait la main.